— Publié le 6 octobre 2021

‘A un moment, nous sommes devenus inaudibles’

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Le drapeau olympique a changé de mains. Tokyo l’a transmis à Paris. Quelques semaines seulement après les derniers feux des Jeux paralympiques, le comité d’organisation japonais s’est vidé de la plupart de ses salariés.

Parmi eux, un Français. Tristan Lavier (photo ci-dessous) a accompagné l’aventure de Tokyo 2020 pendant une dizaine d’années. Déjà présent en phase de candidature, il a intégré le service de communication après la victoire du dossier japonais à l’automne 2013.

En sa qualité de manager pour la communication internationale, il a vécu de l’intérieur l’improbable saga du comité d’organisation . A quelques jours de quitter définitivement le Japon, il a raconté à FrancsJeux les dessous d’une expérience à jamais historique.

FrancsJeux : Dans quel état d’esprit avez-vous bouclé cette longue aventure des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo 2020 ?

Tristan Lavier : Avec la satisfaction d’avoir livré des Jeux qui semblaient impossibles, et de les avoir livrés dans les conditions sanitaires promises. Le pari a été tenu. La bulle n’a pas lâché. Il n’y a pas eu de propagation du virus, ni des Jeux vers le reste de la population, ni dans l’autre sens. Avoir relevé ce défi est une vraie satisfaction d’équipe.

A la fin des Jeux olympiques, quel sentiment a dominé au sein du comité d’organisation ?

Je m’attendais à une plus grande jubilation. Tout est resté assez contenu. Mais il a toujours été clair, pour nous tous, que nous avions deux événements à livrer : les Jeux olympiques et les Jeux paralympiques. La fin des premiers, le soir de la cérémonie de clôture, a été seulement le signal de la mi-temps. La célébration de la fin des Jeux est arrivée plus tard, au soir des paralympiques. Il y a eu des applaudissements, des cris de joie, quelques larmes. L’émotion a été plus visible que d’habitude au sein du comité d’organisation. Mais aucune grande fête. Tokyo était encore placée en état d’urgence. Les équipes sont restées où elles se trouvaient, sur les sites, au centre de presse… Il n’était pas question de nous retrouver tous en même lieu et d’oublier les gestes barrières et la vigilance. Les playbooks ont été respectés jusqu’au bout.

Les Jeux de Tokyo ont été marqués par un surcoût considérable. En avez-vous eu conscience au sein du comité d’organisation ? Y a-t-il eu à un moment une vraie politique de réduction des coûts ?

Il faut se rappeler que l’Agenda 2020 a été adopté par le CIO une année environ après la victoire de Tokyo. La maîtrise des coûts a donc été un principe dès le début de la préparation. Après, il faut bien comprendre comment se composait le budget des Jeux. Cette question a même été l’une de celles qu’il m’a fallu le plus expliquer aux médias étrangers, au moins jusqu’au début de la pandémie. Le budget du comité d’organisation, d’un montant de 6,7 milliards de dollars, était assuré par de l’argent privé, notamment le marketing, où Tokyo 2020 a battu tous les records. Le reste concerne des investissements, il entre dans l’héritage. Pas moins de cinq équipements datant des Jeux de Tokyo en 1964 ont été utilisés. Ils ont été rénovés. Cela a permis de prolonger leur existence d’une cinquantaine d’années. Un effort colossal a été consenti sur l’accessibilité, très importante dans un pays vieillissant comme l’est le Japon.

Les Jeux de Tokyo ont aussi été marqués par plusieurs affaires, dont la démission du président, Yoshiro Mori. Laquelle a-t-elle eu le plus fort impact au sein du comité d’organisation ?

La période la plus difficile pour moi, pendant ces huit années, a été le mois qui a conduit à la décision du report. Le mois de mars 2020. Chaque jour amenait son lot d’informations nouvelles. Il a fallu improviser, s’adapter à une situation inédite et essayer de s’en tirer. Un report me semblait tellement compliqué qu’il en était irréel. Mais, au fur et à mesure que nous avancions dans ce mois de mars, l’impossible commençait à devenir concret. Quelques jours avant la décision du report, prise le 24 mars, nous commencions à la voir poindre. Mais sur le plan opérationnel, la tâche a été herculéenne.

Le scénario de l’annulation, devenu un refrain dans les médias après la décision du report, a-t-il été réellement évoqué au sein du comité d’organisation ?

Non. Nous n’avons jamais eu cette option au-dessus de la tête. Notre boulot était d’organiser les Jeux, pas de les annuler. Mais la pandémie a été moins difficile à vivre et à gérer au Japon qu’en Europe et aux Etats-Unis, par exemple. Il n’y a jamais eu de confinement. Cela nous a donné confiance dans la possibilité que ces Jeux allaient vraiment avoir lieu.

A votre position, au service communication, quel a été le message le plus difficile à faire passer auprès des médias étrangers ?

Il y a eu un moment, en juin et au début du mois de juillet 2021, où nous sommes devenus inaudibles. Nous pouvions avancer n’importe quel fait, amener n’importe quel expert, pour expliquer que les Jeux pourraient avoir lieu dans des conditions sécurisées, le message ne passait plus. Les correspondants de la presse étrangère ne nous entendaient plus. Ils prévoyaient l’apocalypse et la fin du Japon. La bulle médiatique s’est enflammée.

La dernière année avant l’événement a vu l’opinion publique japonaise exprimer dans les sondages sa défiance envers les Jeux. Cela a-t-il eu un effet sur le travail du comité d’organisation ?

La réalité était beaucoup plus nuancée que les sondages le prétendaient. Ils cumulaient le chiffre des Japonais souhaitant une annulation et celui des sondés favorables au report, de façon à obtenir un résultat très élevé et faire les gros titres. C’était un amalgame. De plus, un second report n’a jamais été une option. Poser la question n’avait donc pas de sens. Après la fin des Jeux, environ 60 % des Japonais se sont déclarés satisfaits que Tokyo les ait organisés.

Comment avez-vous vécu ces Jeux sans public ?

La décision du huis clos a été la plus visible. Mais il y a eu tellement d’autres programmes qui ont été annulés à cause du COVID. J’ai essayé de ne pas trop y penser. L’absence de spectateurs était la bonne décision. Elle a permis de livrer les Jeux dans les conditions promises.

Le CIO en tête, beaucoup de gens ont suggéré que seul le Japon était capable de maintenir et d’organiser les Jeux dans un tel contexte. Est-ce aussi votre avis ?

Le Japon est évidemment à féliciter d’avoir été capable de relever un tel défi. Mais cela a aussi été possible car tout était prêt au moment de la décision du report. Les sites étaient livrés. Les équipes ont donc pu se concentrer sur le report et ses conséquences. Et puis, la gestion de la pandémie explique beaucoup de choses. Dans la ville de Tokyo, où la population atteint 30 millions d’habitants, il n’y a qu’une centaine de cas par jour. Sa capacité à relever le défi restera l’un des héritages des Jeux pour le Japon. Tant mieux. Espérons que le mouvement sportif s’en souviendra et saura y revenir dans des stades pleins.