— Publié le 22 décembre 2020

Il ne faut pas craindre la loi Rodchenkov

InstitutionsNon classé Focus

Faut-il avoir peur de la loi Rodchenkov, adoptée récemment par le Sénat et la Chambre des représentants américains, puis signée par Donald Trump ? Le mouvement olympique international le croit. Et il ne se prive pas d’exprimer ses craintes.

L’Agence mondiale antidopage (AMA), notamment, n’a pas tardé à réagir à la perspective de voir les Etats-Unis s’ériger en gendarmes de la lutte contre le dopage dans le monde. Sur le papier, la justice américaine dispose en effet désormais du droit de poursuivre, et éventuellement sanctionner, tous les individus et/ou organisations jugés coupables de faits de dopage, partout sur la planète, sous réserve que les faits aient eu lieu à l’occasion d’un événement impliquant au moins un citoyen américain.

Qu’en sera-t-il de l’application de la loi ? L’avenir répondra. Mais pour Jean-Loup Chappelet, professeur honoraire à l’IDHEAP de l’Université de Lausanne, la crainte du mouvement olympique est sans doute excessive. Il l’a expliqué dans une tribune destinée au quotidien suisse Le Temps. Nous la publions dans son intégralité.

 

« La loi Rodchenkov vient d’être approuvée par le Congrès et promulguée par le président des Etats-Unis. Certains y voient un risque pour la lutte mondiale contre le dopage. C’est très exagéré et voici pourquoi.

Cette loi permettra enfin de lutter contre les trafiquants de produits dopants et leurs réseaux, souvent mafieux, dans le monde entier si des athlètes ou des sponsors américains sont lésés à cause de ces trafics. Ces trafiquants pourront être condamnés par des cours de justice américaines, quelle que soit leur nationalité, à des amendes jusqu’à 1 million de dollars et 10 ans de prison.

En cas de dopage, tous les athlètes sont déjà sanctionnés sportivement par des suspensions plus ou moins longues selon le Code mondial antidopage signé par leur fédération et rendu obligatoire par la Convention internationale contre le dopage de l’Unesco, ratifiée par presque tous les Etats de la planète (y compris les Etats-Unis). Selon ce code, les trafiquants, notamment dans l’entourage des athlètes, sont théoriquement passibles de sanctions, mais ils sont rarement affectés, car leurs suspensions sont largement inopérantes pour des compétitions où ils ne participent pas.

L’extraterritorialité en question

En Suisse, où le trafic de substances dopantes pour des sportifs est pénal selon la loi depuis 2000, ce sont les cantons qui sont chargés de poursuivre les trafiquants (en collaboration avec l’Administration fédérale des douanes et Antidoping Suisse). Très peu de cas ont été poursuivis pénalement (avec amende ou prison jusqu’à 5 ans) contre les trafiquants ou pourvoyeurs de produits dopants, sinon aucun (faute de transparence, il n’est pas possible d’être plus précis).

La récente loi américaine permettra à des procureurs américains de lancer des poursuites contre les trafiquants et leurs réseaux souvent internationaux – même s’ils ne sont pas citoyens américains ou qu’ils n’ont pas agi pas sur le territoire des Etats-Unis – si des athlètes, sponsors ou diffuseurs américains de manifestations sportives internationales sont concernés (c’est-à-dire la plupart des grandes manifestations sportives).

Cette application extraterritoriale de la loi choque certains, mais c’est celle-ci qui a permis, par exemple, l’arrestation à Zurich en 2015 puis l’extradition d’une quinzaine de dirigeants de la FIFA ayant participé à des actes de corruption. Ceci en vertu de la loi américaine RICO (Racketeer Influenced and Corrupt Organizations), moyennant des traités bilatéraux d’assistance mutuelle, d’échange de données et d’extradition. L’extraterritorialité des lois suisses était aussi vivement discutée lors de la récente votation sur les entreprises (et autres organisations) responsables.

On peut toutefois regretter que cette nouvelle loi américaine porte le nom d’un de ceux qui ont fait fonctionner le dopage institutionnel qui a existé en Russie en amont des Jeux de Sotchi 2014 et l’a ensuite dénoncé. Si elle avait été en vigueur, la loi Rodchenkov aurait permis d’impliquer Grigor Rodchenkov, actuellement témoin protégé aux Etats-Unis.

Dur à l’intérieur, mou à l’extérieur

Elle exclut de peines pénales pour dopage les athlètes participants aux grandes ligues professionnelles américaines (baseball, football américain, basketball, hockey sur glace) ou aux championnats universitaires de la NCCA (National Collegiate Athletics Association). Ils restent par contre soumis à toutes les lois américaines qui interdisent le trafic de drogue et autres substances illicites. Ces athlètes ne sont pas soumis non plus à des sanctions sportives, car leurs syndicats n’ont pas voulu que leurs ligues (qui n’ont pas insisté) signent le Code mondial antidopage (qui reste applicable à tous les autres athlètes américains puisque les Etats-Unis sont partie à la convention de l’Unesco). Les grandes ligues américaines se considèrent en effet plus comme du spectacle que comme du sport ! Ce n’est pas le modèle européen.

On constate surtout, une fois de plus, l’imbrication croissante dans le sport mondial des lois domestiques «dures» (comme la nouvelle loi américaine) et des règles transnationales «molles» (soft laws, comme le Code mondial antidopage). La nouvelle régulation du sport mondial que cette imbrication induit fait d’ailleurs l’objet d’un certificat à l’Université de Lausanne (CAS in Regulation of Global Sport) depuis 2020. »